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jeudi 7 mai 2015

1. Quentin


     Il était vingt heure dix et j’étais affalé dans mon canapé, à regarder un match de baseball, lorsque le téléphone sonna.
            _ Chérie, tu décroches ?!, lançai-je à ma femme, absorbé par le match.
Quelques secondes plus tard, elle me tendait le combiné, une main sur la hanche. Je tournai la tête vers elle, levant un sourcil et désignant la télévision.
            _ Je ne suis pas là, chuchotai-je en articulant chaque mot.
Elle soupira et appliqua sa main sur le micro du téléphone.
            _ C’est Graham et il a l’air sur les dents. Je ne tiens pas à lui raconter un bobard pour te couvrir.
J’abdiquai. Non pas parce-que j’avais peur de Graham mais parce qu’il valait mieux ne pas mettre ma femme en pétard. J’appuyai sur le bouton « mute » de la télécommande et tendit la main afin de récupérer le téléphone.
            _ J’ai besoin de toi. Tout de suite !, tonna-t-il.
Toujours aussi  charmant. Fidèle à lui-même ! Graham n’était autre que mon patron, un être surpernaturellement imbu de sa personne. Et gros lard. Je rigolais souvent seul du fait que son prénom était constitué de gras et « ham », soit jambon en anglais. Ses moindres désirs étaient des ordres et je n’étais, pour l’heure, que son simple serviteur. Son unique employé, si vous préférez.
            _ Qu’est-ce qui se passe ?, osai-je demander.
C’était mal barré pour le match mais j’avais encore de l’espoir.
            _ Un client a appelé. Il veut qu’on passe chez lui prendre ses mesures. Il veut un smoking pour la fin de la semaine.
Nous étions mardi. Impossible de livrer un costume avec un délai aussi court. C’est ce que je m’apprêtai à répliquer mais Graham me devança.
            _ Ce type a l’ait friqué, Quentin ! Il faut pas se rater !
Et voilà, c’était fichu. Dès que Graham savait qu’il y avait beaucoup d’argent en jeu, il se transformait invariablement en bulldozer, prêt à tout détruire sur son passage. Lui résister serait une perte de temps et d’énergie.
     _ Est-ce qu’il a pensé à préciser la coupe, la couleur ?, demandai-je tout en rassemblant mes affaires.
Susanne était retournée en cuisine, non sans m’adresser une grimace censée exprimer son mécontentement.
           _ Non, l’appel était très court, il a juste donné un horaire et une adresse. Sors ta panoplie de tombeur, je veux lui en mettre plein les yeux, compris ?
Je saisissais un calepin et y notai l’adresse, puis je raccrochai. Il était rare que Graham m’accompagne et à vrai dire, je préférai largement lorsqu’il me laissait seul. Il en faisait des caisses avec les clients fortunés. Je grommelai puis rangeai mes affaires dans mon sac. Je revêtis une chemise blanche et un costume trois pièces gris anthracite. J’embrassai ma femme sur la joue avant de partir.

            Je m’étais garé à l’adresse indiquée et me tenais devant l’édifice : un immense manoir de deux étages tout en brique rouge. Un muret entourait la propriété, tronqué par un massif portail en fer forgé, un ouvrage exceptionnel. De petites statues représentant des sphinx couchés avaient été placées sur les piliers de part et d’autre du portail. La lumière était vraisemblablement allumée dans toutes les pièces et propageait une infime illumination au jardin, devant la maison. Des éclats de rires résonnaient à l’extérieur ainsi que des tintements de verres qui s’entrechoquaient. Plusieurs personnes se tenaient sur le perron à fumer et discuter vivement. Ils portaient tous des robes et costumes de soirées. Un peu tard pour commander un costard. 
            Je patientai, appuyé contre ma voiture, que Graham n’arrive. La musique était forte mais les voisins ne semblaient pas s’en soucier : j’avais aperçu les maisons voisines sur le chemin et les volets étaient tous clos, aucune lumière ne filtrait et il ne semblait y avoir aucune activité humaine. Je tiquai. Il était vingt heure trente et il n’y avait aucune voiture, aucune lumière, aucun voisin …Peut-être sont-ils tous à la soirée. Puis : mec, tu crois vraiment que tous les voisins se sont donné rendez-vous ici ? Ça pue le mauvais plan. Je frissonnai. Ce doute, je m'empressai de le balayer de mes pensées. Cela ne me regardait en aucun cas. Cinq minutes s’étaient écoulées et le froid, de pair avec la nuit tombée, commençait à me glacer les os. Je perçu soudainement un ronronnement. Je relevai la tête, aux aguets, essayant de déterminer la source du bruit. Graham. Je me rendis compte que cette pensée était en réalité un souhait. Je souhaitais que ce soit Graham. Cela ne lui ressemblai pas que d’être en retard, surtout pas après le baratin sur le fric qu’il m’avait fait. Je scrutai les alentours. Mis à part la lumière émise par le manoir, l’obscurité régnait et ne permettait pas de discerner quoique ce soit à plus de cinq mètres. Aucun faisceau de phare n’était visible. Le ronronnement était pourtant proche. Si les personnes sur le perron ne l’entendaient pas, la source du bruit devait être proche de moi. Très proche. Trop proche. Je m’avançai précautionneusement vers le portail. Le ronronnement se fit plus intense. C’était dorénavant semblable à un grognement, plus agressif. Je m’arrêtai net et levai les yeux. Quelque chose clochait. Les têtes des sphinx avaient bougé et étaient orientées de telle sorte qu’on aurait dit qu’elles me fixaient. Mon sang se glaça et je restai paralysé. Ce n’est pas possible ! Je tentais de rassembler mes esprits. Quelques secondes s’écoulèrent, qui me parurent durer des heures. Je ne savais pas si je devais prendre mes jambes à mon cou et retourner auprès de ma femme aimante et bienveillante ou faire preuve de bon sens et attendre Graham. Je ne peux pas partir, s’il arrive et qu’il découvre que je ne suis plus là, j’irai pointer au chômage dès demain matin ! Quelle explication donnerai-je à Susanne alors ? « Une statuette m’a fichu la frousse ! », dirai-je en expliquant tous les détails sordides de l’affaire. Et elle, sceptique, répondrait un truc du genre « Dommage, avec une telle performance, tu mériterais un oscar ! ». Une autre pensée, plus forte, s’immisça en moi : Graham est un porc ! Qu’il aille au diable !  
            Je m’apprêtais à tourner les talons lorsque le portail s’ouvrit. Les statues avaient repris leur position initiale et n’émettaient plus aucun bruit. Avais-je rêvé ? L’état dans lequel cette vision m’avait mis ne me permettait pas de dire que c’était le cas. Pourtant, je restai au lieu de rentrer chez moi comme je l’avais décidé. Je distinguai, parmi la foule sur le perron, une silhouette qui se frayait un chemin. Lorsqu’il en émergea, je constatai qu’il s’agissait d’un homme, imposant de par sa taille mais également de par sa stature : il avait visiblement abusé des protéines. Il se dirigeait droit vers moi. Cours !, me lança une voix intérieure. J’eu la sensation que ce mot me martelait le crâne. Je sentis ma peau se hérisser à mesure que l’homme se rapprochait. Le contre-jour m’empêchait de distinguer son visage et le mauvais pressentiment que j’avais ne faisait qu’empirer les choses. Je vis son ombre largement envelopper mon corps. Finalement, l’homme se planta juste devant moi.
            _ Tu es le tailleur ? demanda-t-il d’une voix rocailleuse.
Il me dépassait de deux têtes et je dû me tordre le cou afin de regarder son visage. La bouche sèche, je ne pus qu’acquiescer fébrilement.
            _ Suis-moi, dit-il d’un ton qui ne me laissait aucun choix.
Je n’avais de toute façon aucune envie de contrarier cet homme. Je ne faisais clairement pas le poids. Je regardais une dernière fois derrière moi, espérant voir débarquer Graham, avant de suivre le colosse.

            La maison était bondée. Partout, dans chaque pièce, de nombreuses personnes discutaient tant bien que mal entre elles, riaient aux éclats, buvaient et dansaient suggestivement. Tous les voisins sont bel et bien ici. Une musique électronique faisait vibrer les lieux. La lumière tamisée conférait une atmosphère lascive et sensuelle à laquelle les corps entremêlés répondaient favorablement.  L’homme me fit traverser le salon puis, il s’engagea alors dans les escaliers. Nous ne nous arrêtâmes pas au premier étage. J’eus toutefois le temps d’apercevoir, sur le palier et parmi une foule encore plus compacte qu’au rez-de-chaussée, une jeune femme brune dont les longs cheveux ondulés avaient été coiffés en chignon lâche, laissant quelques boucles tomber sur sa nuque et encadrer son visage. Elle portait une robe rose pâle dont la coupe me fit penser à une toge de la Grèce antique. Elle passa juste à côté de moi et ce faisant, elle me lança un regard de braise, un sourire pernicieux flottant sur ses lèvres. Troublé, je ne pu que la suivre du regard. Ses épaules et son dos découverts me tinrent en haleine. Elle ouvrit une porte et s’engouffra dans l’entre brasure, me lançant un dernier regard brûlant et se mordant la lèvre inférieure. La musique étant moins forte qu’en bas, je perçus des gémissements et des rires en provenance de la pièce dans laquelle elle venait d’entrer. Puis, elle ferma la porte. Je déglutis et repris mon ascension. Bordel, c’est quoi cet endroit ?!
Nous arrivâmes finalement au dernier étage. Il s’agissait d’une seule et immense pièce, haute de plafond et au parquet impeccablement ciré. Ce qui me frappa, au premier abord, c’était qu’il n’y avait que quatre personnes dans la pièce, contrastant grandement avec le reste de la maison. La musique n’était plus qu’un son ténu et les lustres éclairaient parfaitement les moindres recoins. Un grand lit de forme ronde et aux draps de satin noirs était placé tout au fond, surélevé par de petits escaliers au bas duquel un grand tapis rectangulaire de couleur beige couvrait les deux tiers de l’espace. Un fauteuil rouge foncé de style Louis XIV, à haut dossier et capitonné, trônait au centre de la pièce, une desserte en acajou placée à côté. Tout le pan de mur situé à droite était couvert de miroirs de tailles et formes différentes. Une femme et un homme se tenaient de part et d’autre du fauteuil, elle, habillée d’une toge bleu électrique au décolleté profond et lui d’un costume bleu marine et chemise blanche. De chaque côté de l’escalier duquel nous émergeâmes étaient disposés deux hommes en costume noir. Je pus enfin dévisager le colosse : il mesurait bien plus de deux mètres et sa veste blazer grise claire était tendue au niveau des épaules et des bras à cause de son imposante musculature. Je distinguai de petits yeux noirs et des traits de visage marqués. Il avait la peau mate et une cicatrice barrait sa joue gauche, remontant jusque son arcade sourcilière. Il avait de courts cheveux noirs de jais coiffés en brosse, donnant l’impression que son corps était disproportionné par rapport à la taille de sa tête. J’eus l’envie d’exploser de rire à cause de cette vue mais également à cause de la tension insoutenable à laquelle j’étais soumis. Heureusement, je parvins à me contenir. Il m’agrippa le bras et me projeta en avant, devant le gigantesque fauteuil. Mes jambes se dérobèrent et mes genoux, tremblants, ployèrent de sorte que je me retrouvais au sol. L’homme à droite du fauteuil ricana tandis que la demoiselle à gauche se contenta d’un sourire narquois. Quelques secondes s’écoulèrent sans que rien ne se passe, puis, le colosse placé juste derrière moi toussa, vraisemblablement afin de faire savoir qu’il était là. Des rires étouffés se firent entendre, puis, je vis les draps du lit se soulever. Deux femmes à moitié nues tenaient compagnie à un homme.
            _ Mesdemoiselles…, leur dit-il d’une voix chaude et suave, affichant un sourire carnassier. Ce fut un plaisir… Je suis malheureusement dans l’obligation de vous congédier pour affaires personnelles.
Les femmes gloussèrent et l’une d’elle entreprit de mordre l’épaule de l’homme, visiblement pas encore rassasiée de ses galipettes avec celui-ci. Tout à coup, il l’attrapa par les cheveux et l’arrêta en plein geste, la faisant gémir de douleur. Son sourire s’était effacé et il lui jeta un regard glacial. Je senti alors l’atmosphère de la pièce se refroidir considérablement. Il la fixa intensément un moment, chaque personne présente retenant son souffle, puis, il lui adressa un sourire mielleux. La femme, rassurée, se détendit. L’homme bascula brusquement la tête de l’insolente sur le côté et lui lécha la joue. S’ensuivit un hurlement strident. La femme, paniquée, porta la main à son visage, sortit du lit en trombe et fonça droit vers les escaliers en sanglotant violemment. Lorsqu’elle passa à côté de moi, je remarquai que la peau de sa joue grésillait et se désagrégeait, comme attaquée par de l’acide, dégageant une forte odeur de chair brûlée. J’eus un haut le cœur et une bouffée d’air chaud m’assaillit. Je ne vais jamais sortir d’ici vivant. Je sentais mes forces diminuer et par conséquent, mes chances de m’échapper également. L’homme riait aux éclats, tandis que la seconde femme, effrayée, s’empressait de rassembler ses affaires et de déguerpir. Une fois seul, l’homme sortit du lit, s’habilla d’un simple pantalon de survêtement gris, et alla se poster devant l’un des miroirs en pied accroché au mur. Il était grand et son corps à peau claire était mince mais musclé. Il passa une main dans ses cheveux courts grisonnants pour se recoiffer. Le colosse s’avança jusqu’au fauteuil et s’agenouilla.
            _ Maître, dit-il pour attirer l’attention de celui-ci. Votre commande est arrivée.
L’homme, consenti finalement à se détourner du miroir et à jeter un coup d’œil au colosse. Son regard se posa ensuite sur moi. Un sourire illumina son visage. J’eus un mouvement de recul. J’aurai juré que ses prunelles s’étaient illuminées également. Il vint se poster devant moi.
            _ Levez-le, ordonna-t-il à ses sbires.
Le colosse parvint à me redresser en une fraction de seconde. Je compris qu’il me fallait retrouver mes esprits et ne surtout pas flancher si je désirai éviter tout danger. Je devais me montrer docile. L’homme sentait le musc ambré. Son visage avait des traits incroyablement fins : de petits yeux aux iris bleus, un nez aquilin et une petite bouche légèrement rosée. Ses cheveux bruns commençaient à être parsemés de cheveux blancs, ce qui lui conférait un charme supplémentaire indéniable. Il me scruta de pied en cap en tournant autour de moi, visiblement en pleine réflexion.
            _ Oui, je suppose que ça fera l’affaire, lâcha-t-il finalement, avant d’aller s’asseoir sur le fauteuil.
Un sourire s’afficha sur le visage de la femme. Je ne pris pas le temps de la réflexion et déclarai de but en blanc:
            _ Si vous voulez mon costume, je vous le donne, il est à vous ! Mais laissez-moi partir, je vous en prie !
Ils se mirent à rire, tous, excepté l’homme qu’ils craignaient, qui resta les lèvres closes et me fixa d’un regard perçant, une lueur démente dans le regard. Je me recroquevillai et déglutis.
            _ Maelara, dit-il d’un ton impérieux. Va chercher son ami.
Graham ! Il devait parler de Graham ! La femme à la robe bleue s’éclipsa par les escaliers.
            _ Que penses-tu de ton patron, Quentin ? De toi à moi, me demanda l’homme.
Je fus surpris par la question mais plus encore par le fait qu’il connaissait mon prénom. J’éludai la question qui me brulait les lèvres pour me contenter de répondre à la sienne.
            _ Graham est un homme bon, dis-je simplement, la voix tremblante.
L’homme se leva et se dirigea vers la desserte afin de se verser un verre de whisky. Il m’en proposa un également mais je refusai poliment.
            _ Permets-moi de douter de tes assertions. Je peux, n’est-ce pas ?, me demanda-t-il.
J’acquiesçai vigoureusement.
            _ Ta femme serait certainement d’accord avec toi, tu sais. Elle le trouve bon aussi, mais pas pour ses valeurs morales. Non, elle pense que c’est un bon coup, lâcha-t-il.
            _ P…Pardon ?
J’étais abasourdi. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Comment pouvait-il savoir une telle chose ? Et Susanne, me tromper avec cet enfoiré ?! C’était difficile à croire. Pourtant, c’était comme si je savais que l’homme disais la vérité. C’était même devenu une évidence. Je sentis mon cœur se serrer et une boule se forma dans ma gorge. Des larmes commencèrent à couler le long de mes joues. Je m’empressai de les essuyer. Le portrait de Susanne apparut dans mon esprit et je sanglotai. Pourquoi ? Comment as-tu pu ?
            _ On a le cœur brisé ?, reprit l’homme de plus belle en se penchant vers moi et en employant un ton sadique. C’est douloureux ?
Une fois encore, j’eus  l’impression que ses prunelles s’étaient illuminées. Il éclata de rire tout en me regardant pleurnicher. Tout à coup, Maelara me dépassa, accompagnée de la femme que j’avais aperçue précédemment à l’étage inférieur, celle habillée de la toge rose pâle. Hors, celle-ci s’était parée de couleurs plus foncées entre temps : elle était maintenant largement tâchée de rouge à certains endroits. Derrière elle, poignets liés, se trainait difficilement un homme barbouillé de sang. Il me fallut le dévisager longuement pour reconnaître les traits de Graham. Quelque chose devait avoir transpercé son oreille droite car un mince filet de sang s’en écoulait. Son nez était également cassé et du sang se répandait sur costume. Quelqu’un avait dû confondre son visage avec de la pâte à modeler car celui-ci n’était plus qu’une gigantesque boursouflure violacée. C’était à peine si ses yeux étaient visibles.
            _ Je présume que vous n’avez pas apprécié son argumentaire de vente, dis-je dans un souffle.
L’homme se rapprocha dangereusement. C’est mon tour.
            _ Qui êtes-vous ?, criai-je subitement, que voulez-vous ?
            _ Un nouveau costume, Quentin !, répondit-il en haussant le ton. Je veux un putain de nouveau costume ! Pourquoi crois-tu que je vous ai appelé ?!
Il termina d’un trait son verre de whisky et tendit le bras. Le sbire à sa gauche le débarrassa du verre, puis, il vint se positionner devant moi. Ses prunelles iridescentes me fixèrent intensément.
_ Celui-ci est trop gros pour moi, dit-il en désignant Graham. Tu es plus seyant.
Un rictus dévoila ses dents blanches étincelantes. Je ne vis pas le coup venir. Je hoquetai à cause de la surprise. J’eu la sensation de m’être fait poignardé. Je baissai la tête. Sa main était plongée dans ma cage thoracique. Pourquoi n’y a-t-il pas de sang ? Aucune blessure physique n’était visible. Je sentais sa main enserrer mon cœur. Une brûlante décharge s’insinua en moi. Elle se propagea à mon corps tout entier, dévorant mes nerfs et provoquant une vive douleur. Je voulu crier mais seul un mince filet d’air s’échappa de ma gorge. Je meurs ! Je meurs ! J’étouffai. Tout devint flou. Je m’imaginai alors lui donner un coup de boule, courir à toute allure vers les escaliers, sortir de cette fichue baraque de l’enfer et …Susanne ?! Elle se tiendrait là, devant moi, souriante, ses cheveux châtains ondulés flottant au vent, et comme elle serait magnifique dans sa robe rouge moulante! « Susanne ! », crierai-je, oubliant presque ce que je fuyais. Elle sourirait davantage, m’attraperait la main délicatement et me caresserait la joue de l’autre, me regardant tendrement. Puis, elle chuchoterait : « Graham ».
Un éclat de rire cristallin se fit entendre. Je voulu me boucher les oreilles mais mon corps refusait obstinément de m’obéir. Stop ! Je vous en supplie ! Le rire n’était pas à l’extérieur. Il est à l’intérieur. Il est dans ma tête ! Je sentis progressivement l’homme s’insinuer en moi, prendre possession de mon corps. Malgré ma vision trouble, je vis que l’homme changeait, mutait en une créature. Je distinguai une silhouette ombreuse et gigantesque. Un dragon ?! La chose avait déployé des ailes, j’en étais persuadé. Au lieu d’être faites de membrane, il n’y avait qu’une imposante ossature et celle-ci semblait être un entre-lac de filaments charbonneux. Différents segments luisaient aléatoirement, tels des braises. Je remarquai avec effroi que ses jambes étaient anormalement arquées. Une épaisse fumée noire s’en dégageait continuellement et disparaissait presque instantanément, lui conférant une aura maléfique effrayante. Il m’enveloppa de ses ailes noires puis, il fusionna avec mon corps, s’insinuant dans chacun de mes pores. Je n’étais plus qu’une petite voix dans ma propre tête, un simple spectateur.
Je me dirigeai vers Graham, qui chancelait et tenait encore debout par je ne sais quel miracle. Florentin, le sbire qui s’était tenu à côté du fauteuil, me tendit un poignard, une lame magnifique, gravée et dont le manche était d’or, incrusté de pierres précieuses. Je le saisi, me plaçai derrière Graham et relevai soudain la tête. En face de moi, un miroir me reflétait, le visage déformé par un rictus mauvais. D’un geste vif et précis, je lui tranchai net la gorge. Il n’émit aucun son, il ne tressaillit même pas. Il n’est déjà plus là. Tandis que son sang se répandait sur le tapis en un flot continu, je portai la lame entachée à mes lèvres et passai la langue dessus. Une onde de plaisir me traversa. Le goût et l’odeur du sang éveillèrent en moi des désirs malsains. Puis, mon attention se porta sur le manche de la lame. Le pommeau était constitué d’un petit disque bombé, sans pierres précieuses, mais finement gravé d’un sablier cuivré. Je plaçai mes doigts derrière ce disque, appliquai une légère pression et le tournai vers la gauche. Un cliquetis se fit entendre et je saisis le disque qui était désormais désolidarisé du pommeau. Un bijou, pensai-je. Une montre, corrigea-t-il. Je tournai le précieux objet entre mes doigts et enfin, une encoche se fit sentir.  J’ouvris la montre. Je restai interloqué : il n’y avait aucun chiffre, uniquement quatre symboles blancs gravés sur fond noir nacré. Une seule aiguille, rouge foncée, était pointée entre un symbole rond vide et un croissant, vide également. Qu’est-ce que c’est ?, demandai-je. Je ressentis une pointe de ravissement. C’est le commencement, répondit-il, enthousiaste. Je souris. Pour moi seulement. Pour toi, Quentin, c’est la fin. J’espère que tu as aimé le spectacle ! Je sentis à nouveau les ténèbres brûlantes m’envelopper, je ne voyais ni n’entendais plus ce que Devon voyait par le biais de mon corps. Bientôt, je cesserai purement et simplement d’exister. J’aurai dû regarder le match finalement. Je me demande quel est le score final. Telles furent mes dernières pensées avant qu’il n’acheva de me consumer.


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